Justice et séparation des pouvoirs

Par Me Benoît LE MEIGNEN, Avocat au Barreau de Mâcon, Docteur en Droit Public, Chargé d’enseignement à l’Université Lumière-Lyon II

« Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Le principe de la séparation des pouvoirs est ainsi consacré en droit français par l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC) du 26 août 1789, intégrée dans le Préambule de la Constitution de la Vème République du 4 octobre 1958. Ce principe, qui a aujourd’hui en droit français valeur constitutionnelle, a été inspiré, au XVIIIème siècle par les philosophes des Lumières et, en particulier par Montesquieu dans son ouvrage de référence intitulé De l’Esprit des Lois, en 1748. Afin d’éviter les abus de pouvoir et pour que «le pouvoir arrête le pouvoir », il s’agit d’organiser une répartition des trois pouvoirs législatif (légiférer ou voter la loi), exécutif (gouverner et exécuter la loi) et judiciaire (juger et trancher les litiges), de manière à empêcher l’emprise de l’un sur les autres et éviter la concentration et les abus des pouvoirs.

La Constitution de la Vème République française consacre un régime politique de séparation souple des pouvoirs, c’est-à-dire de collaboration des pouvoirs comprenant des moyens d’action réciproques entre le pouvoir législatif (droit de contrôle du Gouvernement par le Parlement) et le pouvoir exécutif (Initiative des lois d’origine gouvernementale, droit de dissolution de l’Assemblée Nationale).

Le Titre VIII de la Constitution fait du pouvoir judiciaire une simple « Autorité judiciaire », qui est « gardienne de la liberté individuelle », en vertu de l’article 66 de la Constitution. En application de l’article 64 de la Constitution, le Président de la République est le garant de son indépendance. L’Autorité judiciaire désigne l’ensemble des organes juridictionnels chargés de juger les litiges de droit privé, qui ont la Cour de cassation comme juridiction suprême.

Cette précision est importante car, en droit français, le principe constitutionnel de séparation de pouvoirs se dédouble du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, à valeur législative, qui interdit aux juridictions de l’ordre judiciaire de connaître des litiges administratifs. La conception française de la séparation des pouvoirs est donc à l’origine du dualisme juridictionnel et de la création, par la Constitution du 22 frimaire an VIII, du Conseil d’Etat, chargé de « résoudre les difficultés qui s’élèvent en matière administrative » et par la loi du 28 pluviôse an VIII, au niveau départemental, des Conseils de Préfecture (devenus aujourd’hui les Tribunaux administratifs, dont les décisions relèvent en appel des Cours administratives d’appel). Il faudra tout de même attendre la Constitution de la IIème République du 4 novembre 1848, pour voir apparaître un « tribunal spécial » départiteur ; supprimé en 1852, il sera restauré par la loi du 24 mai 1872, sous le nom de « Tribunal des Conflits ».

Certaines dispositions de la Constitution du 4 octobre 1958 confèrent un statut pénal dérogatoire aux grands Gouvernants de la Nation, à savoir le Président de la République, les membres du Gouvernement ou encore les parlementaires en exercice.

.S’agissant du Chef de l’Etat, l’article 67 de la Constitution le fait de plein droit bénéficier, une fois élu, d’une irresponsabilité totale pour les actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions. Deux exceptions méritent toutefois d’être rappelées. D’abord, et en application de l’article 53-2 de la Constitution, le Chef de l’Etat en exercice peut toujours être traduit devant la Cour pénale internationale, en cas de génocide, de crime contre l’humanité ou de crime de guerre ; de plus, et en application de l’article 68 de la Constitution, il peut aussi subir en cours de mandat une destitution de nature politique en cas de « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat » ; la destitution est alors prononcée par le Parlement constitué en Haute Cour.

Le Président de la République en exercice bénéficie aussi d’une immunité pénale, comprenant une inviolabilité pour des faits commis avant et en dehors de l’exercice de ses fonctions ; ces faits peuvent donc faire l’objet de poursuites pénales mais seulement à l’expiration du mandat, la prescription de l’action publique étant simplement suspendue le temps du mandat.

.S’agissant des membres du Gouvernement, et conformément à l’article 68-1 de la Constitution, ils bénéficient d’un simple privilège de juridiction. En effet, ils sont pénalement responsables des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes ou délits au moment où ils ont été commis ; dans ce cas, ils sont jugés par la Cour de justice de la République, comprenant quinze juges : douze parlementaires élus en leur sein et en nombre égal par l’Assemblée nationale et par le Sénat et trois magistrats du siège à la Cour de Cassation, d’ont l’un préside cette Cour. Pour les actes répréhensibles commis sans lien avec l’exercice de leurs fonctions ministérielles, ils sont justiciables devant les juridictions répressives ordinaires. Alors qu’aucune disposition juridique ne l’exige, dans la pratique, la mise en examen d’un ministre en exercice entraîne quasi systématiquement, sa démission.

.Quant aux parlementaires, c’est-à-dire les Députés et les Sénateurs, ils bénéficient également, à l’instar du Président de la République, et en application de l’article 26 de la Constitution, d’une immunité comprenant, d’une part, une irresponsabilité perpétuelle, puisque aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions, et, d’autre part, d’une inviolabilité temporaire, puisque aucun membre du Parlement ne peut faire l’objet, en matière criminelle ou correctionnelle, d’une arrestation ou de toute autre mesure privative ou restrictive de liberté qu’avec l’autorisation préalable du Bureau de l’assemblée dont il est fait partie ; c’est ce que l’on appelle la « levée de l’immunité parlementaire ».

Il convient toutefois de préciser que cette autorisation n’est pas requise en cas de crime ou délit flagrant ou de condamnation devenue définitive et qu’une mise en examen ne constitue pas une mesure privative ou restrictive de liberté et qu’il s’agit d’un statut pénal décidé par un magistrat instructeur pour des personnes « à l’encontre desquelles il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu’elles aient pu participer, comme auteur ou comme complice, à la commission des infractions », au sens de l’article 80-1 du Code de procédure pénale ; en tout état de cause, et il convient d’insister sur ce point, une mise en examen s’effectue toujours dans le respect du principe de la présomption d’innocence, tel qu’il est garanti et proclamé par l’article 9 de la DDHC.

D’un point de vue strictement juridique, la question de savoir si la mise en examen d’un parlementaire en exercice contrevient ou porte atteinte au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs dépend donc de la nature et de la qualification juridique des faits qui lui sont reprochés et qui ont justifié cette mise en examen, analysés en considération des dispositions de l’article 26 de la Constitution.

Malgré l’existence d’un statut pénal dérogatoire pour les plus hauts Gouvernants du pays, ces derniers restent néanmoins des justiciables comme les autres, pour tous les faits commis en dehors de l’exercice de leurs fonctions politiques, ou non couverts par une quelconque immunité constitutionnellement prévue.

En France, la Justice constitue donc bien un véritable « Troisième pouvoir » ; il en va, dans une République égalitaire, du respect du principe d’égalité de tous les citoyens devant la loi.

Me Benoît LE MEIGNEN